L'Anneau d'Ilthiar,
de Sylvie Huguet

Je vous mets ici à disposition une nouvelle que j'ai eu à illustrer pour un fanzine en 2000. Un grand bravo à son auteur, Sylvie Huguet, pour une nouvelle que je prends toujours autant de plaisir à relire ; un grand merci à Alain, pour m'avoir permis à l'époque de participer à l'aventure Chimère.

Je m'appelle Ilgaël, roi des elfes d'Elmoor. Aujourd'hui j'attends ma fin dans une tanière de loup, et les survivants de mon peuple exterminé se dissimulent parmi les bêtes qui furent toujours nos alliées. Depuis longtemps, nous avons perdu la guerre. Mais avant notre défaite mon coeur était déjà mort, et je compose ce récit pour bercer mon désespoir.
Nous ne fûmes pas toujours ces fugitifs décimés qui agonisent en silence. Autrefois, nous partagions la terre avec les hommes : nous les laissions bâtir leurs villes et cultiver leurs campagnes ; ils nous abandonnaient nos royaumes de forêts. Nous avions cependant peu de rapports, tant nos coutumes étaient différentes. Les elfes ont toujours vécu par petits groupes, mâles et femelles séparés, ne se mêlant qu'aux fêtes d'El Mithir pour former des couples provisoires. Aujourd'hui les deux sexes ne se rencontrent plus guère. Nous avons perdu avec l'espoir le goût de nous perpétuer, et les souvenirs que nous choyons seront bientôt lettre morte. La terre oubliera notre mémoire comme brume absorbée par le soleil.
Mais pendant qu'il en est temps encore, je veux me rappeler l'époque où Lendyll vivait près de moi pour me servir. Le lien qui nous unissait n'a pas son pareil chez les humains, et leur serment féodal n'en est qu'une grossière caricature. Nos coeurs sont limpides et sans réserve : chez nous la déloyauté est impensable ; il n'est pas d'exemple d'elfe lige qui ait trahi son seigneur.

Mais justement Lendyll n'était pas un elfe, et je l'ai compris trop tard. Je l'avais recueilli tout enfant, au cours de la première guerre. Une guerre déjà sans merci, malgré la longue trêve qui devait suivre avant l'affrontement final. Une guerre que les humains avaient déclenchée pour régner sans partage sur la terre, et lui imposer leur dieu unique, quand nous adorions les esprits des arbres et des sources. Ils portaient le feu dans nos forêts ; nous mettions leurs villes à sac par représailles. Dans les deux camps on passait les prisonniers par les armes, et l'on massacrait femmes et enfants. Pourquoi épargnai-je Lendyll ? Il pouvait avoir deux ans quand je le trouvai à Fréjac, un bourg que nous venions de prendre. Il errait parmi les ruines, apparemment sans effroi. Je fus séduit à la fois par sa beauté, et par cette tranquille ignorance du péril. Je résolus aussitôt de le sauver. Mes proches ne m'en dissuadèrent point ; ils ne le tentèrent même pas ; nos décisions sont fantasques, notre prudence instinctive comme celle des bêtes : elle ne s'embarrasse pas d'avenir.

J'offris au garçon un nom elfique, et le confiai à ma mère Lylial. La guerre n'avait rien changé à nos coutumes : les femmes élevaient nos enfants mâles jusqu'à dix ans. Plus tard, seulement, ils apprenaient à combattre. Ainsi Lendyll grandit au milieu des nôtres, dont il partagea les jeux et le savoir. Dans la forêt d'Elmoor, il acquit leur familiarité avec les arbres et les bêtes, leur talent de grimpeurs, leur aisance à se fondre dans les feuillages et leur prestesse de chevreuil. Il ne se distinguait d'eux que par une carrure plus robuste, une carnation plus brune, des cheveux couleur de châtaigne. Les elfes, eux, sont blonds comme les fougères à l'automne, comme les pousses de saule en avril. Ces différences ne gênaient personne, et certainement pas Lendyll.

Quand il eut atteint l'âge requis, j'en fis mon page afin de l'instruire moi-même. Il se montra fervent et hardi, avide d'apprendre et fier de chevaucher à ma droite. En trois ans, il devint un guerrier accompli. Il était des nôtres sans réserve : je lisais son coeur dans son regard.
Il entrait dans sa seizième année quand nous signâmes un traité de paix avec les hommes. Personne n'était dupe, bien sûr. Ils n'avaient pas renoncé à nous détruire, et nous savions que la guerre totale demeurait l'unique issue. Il fallait seulement permettre aux belligérants de se refaire. Mais les elfes, comme j'ai dit, ont une nature insoucieuse et songent peu à l'avenir. Par ailleurs la trêve promettait d'être longue, et le serait en effet. La période que j'aborde à présent, je l'ai vécue sans penser qu'elle devrait un jour finir.

La guerre avait fait de nous des combattants, mais notre peuple n'eut jamais beaucoup de goût pour elle. C'est avec joie que nous retrouvâmes l'oisiveté des bêtes et des dieux. Je passais mon temps avec Lendyll, dont la présence m'était devenue indispensable. J'ai dit qu'il avait seize ans ; j'en avais plus de trente, mais nous semblions deux amis du même âge : les elfes conservent un physique adolescent jusqu'à leur mort. Plus tard, quand il deviendrait un homme, il paraîtrait de loin mon aîné. Nous vivions comme mon peuple avait toujours vécu : les jours d'été, nous passions les heures chaudes dans le secret des feuillages, sous la caresse mêlée de l'ombre et du soleil. Je récitais à Lendyll les vers elfiques où se concentre notre sagesse et dont la mémoire sera perdue avec la nôtre. Plus tard, nous appelions les chevaux qui nous avaient servi librement pendant la guerre, et nous les priions de nous conduire vers des prairies d'herbe blonde et des lacs aux écailles de dragon. Durant les intempéries, nous trouvions refuge sous des abris rudimentaires construits dans les branches. Légère en été, la soie que tissait pour nous le peuple des épeires nous protégeait en hiver. D'ailleurs, avec l'agilité des elfes, Lendyll avait acquis leur résistance au froid. Il arrivait cependant que ses origines humaines se rappellent à lui par temps de neige. Nous nous blottissions l'un contre l'autre, pour mêler nos deux chaleurs. J'ai un souvenir poignant et merveilleux de ces heures blanches ouatées de silence où nous confondions nos souffles, où le royaume d'Elmoor tout entier semblait prisonnier d'un enchantement. Dans la lumière que filtrait le toit de notre abri, je comparais ma pâleur de marbre au teint chaud de mon ami, ses cheveux de châtaigne à mes boucles de saule blond. J'avais le corps svelte comme tous les miens, et près de Lendyll je paraissais fragile. Ces contrastes nous servaient tous deux, et, de l'aveu même de nos compagnes, ils nous valaient de nombreuses faveurs pendant les fêtes d'El Mithir. Cependant, si proches que nous fussions, il n'oubliait jamais que j'étais son seigneur. Il s'adressait à moi avec un respect tendre : «  Mon prince », disait-il en accentuant la première syllabe comme une caresse imperceptible. Je donnerais le temps qui me reste à vivre pour l'entendre m'appeler encore.

Cette existence dura quinze ans, pendant lesquels je vis mûrir Lendyll ; des rides marquaient à présent son sourire, et griffaient le coin de ses yeux. Elles lui prêtaient un charme exotique, mais témoignaient aussi d'une autre différence, dont j'aurais dû m'inquiéter si je l'avais mieux comprise : les humains sont de nature industrieuse, et Lendyll se languissait d'agir ; il s'ennuyait de notre vie oisive, et notre insouciance l'impatientait. Durant les dernières années, la guerre avait repris dans les royaumes du Sud. Les récits des voyageurs nous apportaient le bruit des victoires et des défaites, et nous savions la paix condamnée. Aussi faisions-nous régulièrement des armes. Lendyll, qui s'y adonnait avec ardeur, l'emportait aisément sur nous tous, car il associait en lui les qualités des deux races, et joignait l'agilité des elfes à la force des humains. Je le chargeai de diriger l'entraînement, mais cette occupation ne lui suffisait pas. Il me pressait d'établir une stratégie, de dresser des plans à long terme. «  Mon prince, la prévoyance est la clef de la victoire », répétait-il sans se lasser. La prévoyance ne comptant pas au nombre de mes vertus, je finis par lui confier la mise au point de notre future campagne. Il y apporta une efficacité que je mesurai seulement plus tard. Sans doute le peuple des elfes était-il voué à périr, mais il eût résisté plus longtemps avec des stratèges comme Lendyll.

A quel moment se replia-t-il dans un tourment dont je ne sus pas interpréter les signes ? Comment l'aurais-je pu, d'ailleurs, moi dont la race ignore les complexités du coeur et les sentiments cachés ? Je constatais en lui une gravité nouvelle, des réticences au plaisir, des silences où je ne le retrouvais plus. Je les attribuais comme le reste à sa nature d'humain, et l'explication me suffisait. Je n'imaginais pas un instant que sa loyauté fût en péril. Je l'ai compris aujourd'hui, mais aujourd'hui mon cœur a perdu son innocence. A la lumière de ce qu'il m'a dit trop tard, je suis remonté à l'origine du conflit.
Deux ans avant d'engager toutes mes forces dans la guerre, je dus porter secours à mon allié Randalf, qui était assiégé dans sa forêt d'Ilmyal. Je pris moi-même la tête de l'armée avec Lendyll. Comme je m'y attendais, il se révéla un tacticien remarquable, et si nous finîmes par mettre l'ennemi en déroute, ce fut surtout grâce à lui. Les humains se replièrent sur le village le plus proche, où Randalf et moi menâmes les représailles. Selon notre coutume, nous fûmes impitoyables. Lendyll avait d'abord combattu avec ardeur, mais le garçon de quinze ans qui embrassait notre cause sans état d'âme était devenu un homme à l'aspect très différent du nôtre, que la guerre confrontait à sa race. Dans le feu de l'engagement, il n'y avait pas pris garde ; face aux victimes que nous passions par les armes, il se découvrit semblable à elles et se vit par leur regard, qui lui renvoyait l'image d'un traître. Par ailleurs, il suscitait la méfiance chez nos alliés.

De retour à Elmoor, je ne m'avisai pas que Lendyll n'était plus le même. Partagé entre ses origines et sa loyauté de coeur, il dissimulait son trouble derrière un zèle exemplaire. En y repensant plus tard, je l'accuserais de perfidie. En fait, il cherchait seulement à m'épargner. Il y parvenait si bien que jamais ma foi en lui ne fut plus grande qu'en ces derniers mois de paix. Je lui en donnai la preuve en lui remettant l'anneau d'Ilthiar, que les souverains d'Elmoor ne confient qu'une fois par règne au plus proche de leurs féaux. C'est une bague aux couleurs d'arc-en-ciel, née des eaux de la Rivière sacrée dont nous tirons tous notre origine. Certains ne jugent digne de la porter aucun de leurs elfes liges. L'alliance qu'elle symbolise est infrangible comme son métal. Je crois que Lendyll mesura le prix de ma confiance et que son tourment en fut accru. » Mon prince, je ne mérite pas un tel honneur », essaya-t-il de me dire. Je ne voulus rien savoir.

Puis il fallut bien repartir en guerre. Les chefs humains avaient rassemblé des troupes qui remontaient vers Elmoor. Ce serait l'ultime campagne, celle qui déciderait de notre victoire ou de notre fin. La chance nous sourit au début : l'habileté de nos archers, la prestesse de nos chevaux graciles, le perçant de nos épées triomphaient des glaives épais et des lourds destriers de nos adversaires. Nos flèches en abattaient d'abord un bon nombre, puis nos lames trouvaient aisément le défaut de leur cuirasse dans le combat corps à corps. Nous gagnâmes ainsi plusieurs batailles, et nous emportâmes une ville dont notre avance rapide avait surpris les défenses. Naturellement il n'y eut ni prisonniers ni survivants.
Lendyll mettait son efficacité coutumière à me servir. Je devais à ses conseils une partie de nos succès. Habile à parer les coups qui me visaient, il combattait toujours près de moi, et près de lui je me sentais invincible. Le soir, nous mettions au point la tactique des prochains jours, puis nous nous endormions côte à côte. Confrontée à l'enjeu de la guerre, mon insouciance cédait parfois à des accès d'abattement. Je me réchauffais alors à son sourire, aveugle à ce qu'il masquait. Quand nous prîmes la ville, il assista au massacre sans mot dire. Qu'il pût en éprouver dégoût et remords ne m'effleurait pas.

Le conflit qui l'habitait se déclara quelques mois plus tard. Nous campions devant Saint-Omer, dont un siège assez long n'avait pas encore entamé la résistance. Un soir, j'eus la fantaisie de sortir avec lui pour une promenade tardive. Nous chevauchâmes dans une prairie bleuie par la lune, le long d'un ruisseau bordé de menthes dont le parfum distillait une paix trompeuse qui me rappelait Elmoor. «  J'ai une faveur à vous demander, mon prince », murmura soudain Lendyll. «  Une immense faveur », ajouta-t-il d'une voix curieusement anxieuse. Il voulait qu'après avoir pris la ville, nous épargnions les vaincus. C'était méconnaître la nature de notre guerre, et je le lui dis crûment. Il insista, au point d'exciter ma colère. A supposer que j'accepte, je provoquerais chez les nôtres une rébellion. Ne pouvait-il le comprendre ? Je lui parlai avec une violence qu'il n'avait peut-être pas imaginée, et finis par lui intimer de se taire. Nous rentrâmes au camp dans un silence tendu. Le lendemain, je fus éveillé par un sentiment d'absence : sa couche était vide à mes côtés. Au milieu brillait l'anneau d'Ilthiar, qui enserrait un message : « Mon prince, je dois rejoindre ceux de ma race. Pardonnez-moi. »
D'abord je ne compris pas. Pendant plusieurs jours, je me heurtai à cet abandon avec une incrédulité tenace, puis je découvris une souffrance innommable, que les poèmes elfiques n'avaient jamais explorée. Ma douleur était un territoire vierge, que je défrichais blessure après blessure, un piège où je me débattais en me déchirant à ses dents. C'était aussi un ennemi aux métamorphoses multiples, qui me surprenait sans défense au détour d'un souvenir ou d'un geste familier. Mes plus proches compagnons ne la comprenaient pas : pour eux, la félonie de Lendyll l'avait rayé de notre existence. Mon coeur aurait dû se refermer sur elle comme l'eau sur un coup d'épée, sans en garder plus de cicatrice. Mais la plaie se creusait tous les jours davantage, et s'irritait de son propre venin. Mes sentiments avaient toujours été simples et limpides ; désormais j'abritais en moi un nid de serpents où la haine se nouait étroitement à l'amour.
J'étais persuadé que Lendyll avait rejoint Saint-Omer, ainsi que le suggérait son message ultime. Je l'imaginais fraternisant avec les habitants de la ville, leur révélant nos faiblesses,, les faisant bénéficier de ses talents, et toutes ces visions étaient autant de fers rouges qui appelaient la vengeance. Aussi m'obstinai-je à poursuivre le siège, même quand des rumeurs inquiétantes nous parvinrent du Sud : fort d'une armée sans cesse grossie, le roi Flavien remontait vers nous. Si nos alliés ne lui coupaient pas la route, il risquait de nous prendre en étau. Je tins conseil avec mes vassaux, dont la plupart recommandèrent la retraite. Je ne pouvais passer outre à leurs avis, mais je sus me montrer persuasif, en assurant que la ville était au bout de sa résistance, et qu'elle tomberait rapidement. J'obtins un sursis de deux semaines, à l'issue desquelles nous en saurions davantage sur la position des troupes. Si nous n'avions pas pris Saint-Omer dans l'intervalle, nous pourrions choisir en connaissance de cause de lever le camp ou non. Cet accord ne fit pas tomber toutes les réticences. Certains les formulèrent avec une clarté qui me poussa dans mes derniers retranchements : si Flavien passait, à quoi nous servirait d'emporter la place ? Nous n'étions pas en mesure de la tenir. Nous pourrions au moins châtier Lendyll, leur répliquai-je. Cette réponse suscita réprobation et stupeur, dont mon cousin Lorian se fit l'interprète : «  Sire, murmura-t-il, vous cédez à une passion indigne d'un elfe. » Je lui dis de reprendre sa liberté, s'il avait peur. Naturellement, il n'en fit rien. Il me resta fidèle jusqu'au bout, comme tous les autres, et mourut plus tard sous les remparts.

Mon propos n'est pas de rapporter l'assaut. Nous eûmes des pertes nombreuses, mais nous finîmes par entrer dans saint-omer, que nous traitâmes comme les autres villes. J'avais ordonné qu'on recherchât Lendyll, et qu'on me l'amenât vivant. Quoique ma vengeance fût proche, je n'arrivais pas à m'en réjouir. Quand je me délectais à anticiper son supplice, j'étais foudroyé par la douleur de l'ordonner moi-même. Je me croyais cependant préparé à tout. Ce qui survint me prouva que non. On le retrouva au fond d'une geôle empuantie par les excréments et les vomissures. Lorsque je le vis, la compassion noya mon ressentiment : il portait des marques de torture, flagellation, brûlures, chairs écrasées, membres rompus. Je le fis porter dans la chambre que j'occupais, et soigner par le maître de guérison attaché à mon service. Les bribes fiévreuses qui lui échappaient m'aidèrent à comprendre ce que j'avais su en le voyant : il n'avait jamais trahi, en fin de compte ; il n'avait rien livré à l'ennemi qui pût nous nuire. S'il m'avait quitté, c'était dans l'espoir de travailler à la réconciliation de nos deux races. Projet insensé, qui n'avait pu naître que dans un esprit malade de son tourment. Et ce tourment, j'étais désormais capable de le comprendre aussi, puisque j'avais moi-même perdu la simplicité du cœur. Je pus écouter sans colère ce qu'il m'en confia plus tard, quand il eut refait ses forces. J'avais acquis une maturité humaine, qui nous rapprochait encore.
Nos maîtres de guérison avaient naguère un savoir bien supérieur à la médecine des hommes. Lendyll était presque rétabli, lorsque nous parvinrent des nouvelles alarmantes. Non plus de simples rumeurs, mais des messages de nos armées défaites : Flavien était passé, il se trouvait à deux jours de Saint-Omer. Comme l'avaient prévu les plus perspicaces de mes vassaux, la prise de la ville se révélait une aberration stratégique dont j'étais l'unique responsable. Ne l'avais-je pas toujours su ? Je tins conseil encore une fois, et proposai selon l'usage de renoncer à la couronne. Beaucoup me reprochèrent d'avoir pardonné à Lendyll, mais en dépit de tout ils me restèrent fidèles. Tous me renouvelèrent leur serment.

Ce qui suit me coûte tant à rapporter que j'irai au plus court. La retraite était évidemment la seule issue. Quelques semaines plus tôt, nous l'aurions menée dans des conditions décentes. A présent elle avait tout d'une déroute. Partout les elfes fuyaient devant les armées des hommes. Nous remontions sur Elmoor à marches forcées, dans un pays sillonné de troupes hostiles qui nous contraignaient parfois à l'affrontement. Ces combats forcés nous causèrent de nombreuses pertes, dont l'une m'amputa du meilleur de moi-même et réduisit en cendres ce qui me restait de foi : en voulant me protéger, Lendyll reçut la flèche qui devait m'atteindre. Faire halte était exclu, l'abandonner aussi, et cette fois mon maître de guérison avoua son impuissance. Le poumon transpercé, Lendyll agonisa plusieurs jours, cassé sur son cheval, une bave sanglante aux lèvres. Mieux eût valu l'achever, tant il souffrait, mais le courage me manqua. Je ne ramenai qu'un cadavre à Elmoor. Je le couchai dans une barque funéraire, et je glissai à son doigt l'anneau d'Ilthiar pour qu'il l'emporte au Séjour des morts. J'espérais qu'il y trouverait enfin sa place. Puis je le confiai aux eaux de notre Rivière sacrée.

L'issue de la guerre ne m'importait plus beaucoup lorsque nos forces unies tentèrent une contre-attaque, qui fut suivie d'une défaite irrémédiable. Aujourd'hui les humains nous ont acculés au plus profond des forêts. Leur dieu unique a triomphé des esprits des arbres et des sources, et ce qui reste de notre peuple a trouvé refuge dans les tanières des bêtes. Je m'appelle Ilgaël, et j'ai été roi parmi les elfes. Je ne porte plus l'anneau d'Ilthiar depuis que mon coeur est mort.